J'aurais dû m'en douter dès qu'ils se sont assis trois rangs devant moi. À leur façon de rester plantés debout, tentant d'ôter péniblement leur manteau. À leur façon de se retourner difficilement derrière eux, et avec une discrétion digne des plus grands détectives privés, pour voir s'ils étaient les seuls à arriver en retard. À leur façon, enfin, non pas de s'asseoir sur leur fauteuil, mais de littéralement se vautrer dans les coussinets, comme si la pesanteur terrestre les avait écrasés en l'espace d'une demi-seconde. Et pourtant, mon cerveau n'a pas tilté. Puis le film a commencé.
Au bout de quelques minutes, il fallait se rendre à l'évidence: les gens de devant étaient différents. Les murmures dans la salle se multipliaient, au fur et à mesure que le héros du film grandissait. Se détachait parfois un élégant «C'est des gogols ou bien?» venu de derrière moi. Puis un instant plus tard, on a pu distinguer un non moins élégant «C'est quoi ces débiles?». Jusqu'à entendre un discret, mais perceptible, «Vos gueules les triso».
Trois handicapés mentaux (appelons-les Firmine, Simon et Andréï) s'étaient donc installés dans la même salle de cinéma que la mienne, à trois rangs de mon fauteuil. Et alors ?, me direz-vous. Rien, si ce n'est qu'ils ne faisaient rien pour maintenir le silence propice à l'appréciation d'une séance de cinéma, ni, donc, pour préserver la quiétude des autres spectateurs venus rentabiliser le prix du ticket.
Lorsque le héros du film passe à l'âge adulte, Simon commença un monologue parfaitement audible pour le reste de la salle. Il récita la biographie du héros, en rappelant bien que c'est en 1947 que la scène se déroule, parce qu'il a toujours en tête l'idée de devenir un grand peintre. Puis la narration continue. Soudain, quelques passages du film sont un peu subtils et un peu drôles, mais les rires particuliers d'Andréï ont désarçonné une partie du public - dont moi - si bien que je ne me souviens plus si je riais pour les scènes du film ou pour les dits rires. Andréï, à chaque fois que l'histoire prétait à sourire, que ce soit avec Brigitte Bardot ou avec Bruno Coquatrix, lâchait un rire un peu niais dont il semble avoir seul le secret. C'est ce genre de rire que l'on se surprend à sortir seul devant sa télé lorsqu'on ne s'attend vraiment pas à rire et qu'un programme ou une réplique vous étonne à être comique. Eh bien, là, Andréï a ri d'un rire comme ça. Sauf qu'il n'était pas seul chez lui. C'est là que mon voisin, inconnu de moi, a ri aussi. Puis nous avons ri, gênés. Cinq longues minutes.
Je ne me moquais pas, non. Le rire nerveux n'est pas de la moquerie. J'ai longtemps fréquenté des trisomiques - même si Firmine, Simon et Andréï n'en étaient pas - et quand on les connaît, quand on leur parle, il ne vient même pas à l'idée de rigoler. Cela dépend peut-être de leur degré de maladie ou de leur niveau de développement intellectuel, mais ceux que j'ai rencontrés pouvaient tenir une petite conversation. Je connais aussi des handicapés mentaux. Et j'ai toujours été frappé par leur incroyable mémoire. Je comprends donc facilement pourquoi Simon continuait parfois de réciter la biographie du héros du film.
À peine le fou rire calmé que Firmine décida d'en faire des siennes. Un film de deux heures dix étant sans doute un peu long, l'envie de faire pipi a quelque peu perturbé l'assiduité de Firmine. Lorsque le héros se remettait timidement de sa rupture avec la star, Firmine montait et descendait les marches sur les côtés de la salle afin de trouver la porte d'entrée, et donc de sortie. Mais plus l'envie pressait, moins elle trouvait la porte. Sa cadence s'accélérait et les spectateurs ont pu la voir passer deux ou trois fois sous l'écran avant qu'elle se décide à demander de l'aide à quelqu'un. Heureusement, cette personne l'a probablement menée jusqu'aux toilettes, nous permettant de profiter de la fin du film. Ajoutez à cet épisode épique les commentaires avisés de Simon et les rires improbables d'Andréï, et vous obtenez un trou de mémoire d'au moins vingt minutes dans le film. Juste le temps de remarquer que Lucy Gordon ressemblait plus à Carla Bruni qu'à Jane Birkin.
Les spectateurs présents dans cette salle - la 5 - ont peut-être été irrités par ce parasitage impromptu. Je pense avoir davantage ri que s'il n'y avait eu aucun élément perturbateur. Et du coup, cette Vie héroïque m'a plu, enivré par la détermination gauche d'un héros et l'insouciance naïve de trois spectateurs.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire